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Le camp des engagés de Bel Air

La dernière case d’engagé- 1990

Les informations ayant permis de décrire un tant soit peu ce camp proviennent de plusieurs sources, essentiellement orales, car rien ou presque, aux Archives départementales de La Réunion, n’en retrace l’existence : pas de texte s’y rapportant spécifiquement – en dehors de quelques rapports de visites liés au contrôle des engagés entre 1851 et 1882 – , pas de carte ni de plan, pas de description contemporaine, y compris dans les actes notariés.

Tout repose sur des descriptions orales : un entretien de 1991 entre Raymond Carretier, architecte diplômé d’État, et feu Monsieur Avril, héritier direct des frères Avril ayant acquis le domaine de Bel-Air en 1922, de la Société Foncière Maurice-Réunion Limited.

Plus récemment, des entretiens avec des membres de la famille de la dernière occupante, descendante d’engagés, Rose Caïtego1, a confirmé les hypothèses formées sur la disposition et l’importance de ce camp, hypothèses qui sont donc livrées ici, toutes précautions prises par ailleurs.

Un ancien camp d’esclaves

Il est plus que probable que le camp de travailleurs qui existait encore à l’aube du 20e siècle ait succédé à un ancien camp d’esclaves, établi pour abriter aussi bien des esclaves “de pioche”, cultivant café et cannes à sucre, et des esclaves à talents. Ceux-ci commencent à se spécialiser dans la conduite des machines à vapeur, et des bouches à feu, pour le chauffage des batteries nécessaires à la concentration et à l’évaporation du sirop de canne. On sait que la construction de la sucrerie de Bel-Air a été précoce, dès les années 1820, et lorsque Gabriel de K/veguen rachète l’établissement en 1837, l’usine fonctionne donc depuis plus de quinze ans. Dans le souci de la moderniser et d’y installer des machines plus performantes, le nouveau propriétaire réclame à ses vendeurs, les frères Hoarau, une cinquantaine d’esclaves, à titre de prêt, pour trois ans. Tout porte à croire que ces esclaves ont contribué à déplacer l’usine plus en aval, et à former leurs successeurs, car Gabriel de K/veguen les rend aux frères Hoarau, à l’issue du contrat de prêt.

Site des environs de la Rivière d’Abord, Bory de Saint-Vincent, 1801. Extrait d’image conservée au Musée historique de Villèle.

L’image ci-dessus idéalise l’habitation de la famille esclave : un couple jeune, apparemment uni, doté de trois enfants, disposant autour de leur case d’un espace assez vaste, planté d’arbres fruitiers : bananier, fruit à pain, vacoa – dont on peut manger le fruit, réduit en farine, et tresser les feuilles pour en faire des sacs à emballer le café ou le sucre – , papayer (aux propriétés purgatives reconnues), bilimbi aux fruits abondants et savoureux. La réalité est malheureusement toute différente; d’abord, le sex ratio est très déséquilibré, avec une prédominance marquée de la population masculine. Ensuite, la natalité reste faible dans les camps, même s’il est vrai que des familles ont pu se constituer, comme on peut le voir par exemple à la lecture du recensement d’esclaves sur la propriété Desbassayns, ou bien de la liste des affranchis de 1848. Mais ces familles sont celles de privilégiés du camp : des familles de commandeurs, ou de domestiques appréciés au service des maîtres. Quant à l’abondance supposée de nourriture liée à la fertilité tropicale, elle ne tient pas compte de trois facteurs puissants :

  • la fréquence des cyclones, qui réduisent régulièrement à néant toute récolte
  • la faible fertilité du sol, les camps étant installés par le propriétaire dans la partie la moins fertile de son terrain
  • le faible espace disponible autour de la case, aménagé préférentiellement avec une cuisine au feu de bois, et dévolu plutôt à l’élevage de poules ou de cochons (pour disposer d’œufs, et de charcuterie, et recycler les maigres déchets de la maisonnée)

Les mesures faites par le géographe Jannick Fontaine dans un rayon d’à peine 600 mètres autour de la sucrerie montre la différence entre le sol brun, fertile, réservé à la canne à sucre par les K/veguen, et le substrat rocheux à proximité des berges de la Rivière d’Abord, peu fertile et donc réservé à l’implantation du camp. Le lit de la Rivière d’Abord constitue par ailleurs un puissant couloir de ventilation, canalisant les alizés entre brise de mer qui remonte depuis la côte, à peine distante de 7 kilomètres à vol de paille-en-queue, et brise de montagne relayant un effet de foehn à partir des hauts sommets, distants également de 8 à 10 kilomètres à vol de pétrel.

Victorine Monniot2, dans son ouvrage à caractère éducatif, Le Journal de Marguerite, donne une description flatteuse de ces camps d’esclaves, constitués, avant 1848, de quelques dizaines de cases tout au plus, surtout dans le sud :

“En rentrant, nous avons été jusqu’au camp des noirs, pour avoir des nouvelles de la petite négresse de Marie ; elle va très bien. Marianne m’a montré tout le camp ; ce qui m’a beaucoup amusée. C’est comme une ville et ses rues, toutes ces cases ayant chacune son petit jardin, et des sentiers qui conduisent d’une demeure à l’autre. Chaque famille a son habitation séparée ; c’est-à-dire une cabane d’une seule pièce, ou de deux ; et un petit jardinet, planté de tabac, de brèdes, de piment et même de quelques fleurs. Quelques noirs ont des cochons ou des poules qu’ils élèvent et qu’ils vendent à leur profit. Nous sommes entrées dans plusieurs cases ; c’est bien pauvre, mais c’est assez propre.”

Victorine Monniot, Le Journal de Marguerite, souvenirs d’enfance à l’île Bourbon (La Réunion 1835-1845)

Page 118 du texte présenté et annoté par Jacques Lougnon, Azalées éditions, 1993.

Un camp de travailleurs engagés

A partir de 1848, le camp se vide d’une partie de ses anciens occupants, devenus affranchis et dotés par le maître d’une portion de terrain en colonage. Il se remplit alors de nouveaux travailleurs, venus prioritairement d’Afrique, de Madagascar, ou d’Inde et de Chine. Il faut savoir que des règlements encadrent le travail sur les propriétés sucrières, en obligeant leurs propriétaires à fournir un logement « en nature », c’est-à-dire gratuit. La réglementation évolue entre 1860 et le début du XXe siècle, dans un souci d’hygiène publique, et de fidélisation des travailleurs engagés. Un effort de rationalisation est ainsi mené, aux frais du propriétaire pour les matériaux mais en s’appuyant bien entendu sur le travail gratuit des engagés, le dimanche, sous forme de corvées. Le but est avant tout prophylactique : la mortalité est forte dans le camp, surtout pour les travailleurs de la terre, et la longévité dépasse rarement la trentaine d’années. Il faut aussi se prémunir contre les maladies contagieuses, et parfois mortelles, qui apparaissent régulièrement depuis l’ouverture au recrutement massif depuis les côtes de l’océan Indien. L’île découvre alors à partir des années 1850 le choléra, la peste, les grippes, la variole3

Le camp était constitué de cases, de 4m x 4m (soit 16 m²) alignées selon un tracé perpendiculaire au lit majeur de la Rivière d’Abord. Ce tracé est encore discernable sur la photographie aérienne de l’IGN de 1949 et 1950 : 

Cet extrait d’une photographie aérienne de 1951, IGN, Géoportail, permet de distinguer le quadrillage résiduel de l’ancien camp de travailleurs en bordure de la Rivière d’Abord. En contrebas du camp, on distingue les vestiges de l’ancienne écurie du domaine de Bel-Air, et le tracé également résiduel de l’enceinte de la sucrerie. La photographie est orientée au Nord.

Le sucrier Malavois4 recommande en 1861 de disposer les cases en ligne – ce qui est le cas semble-t il à Bel-Air, et d’espacer les cases de 12 à 15 m les unes des autres. La photographie aérienne de 1950 montre que la place ne manque guère. Chaque case peut abriter entre 2 à 4 travailleurs célibataires. On l’a vu, le sex ratio reste généralement extrêmement déséquilibré dans les camps des travailleurs engagés, au moins jusqu’en 1882. La population masculine domine largement, ce qui entraîne, du reste, une compétition souvent féroce à l’encontre des rares femmes présentes.

Visualisation du camp de Bel-Air à partir de la carte topographique IGN de 1950. Dans un premier temps, nous pensions que le camp ne s’étendait que le long de la rive gauche de la Rivière d’Abord. Mais d’après les témoignages recueillis par la suite, il s’avère que le camp s’étendait de part et d’autre du lit majeur de la rivière. Il est vrai que la rivière est à sec, sauf en période cyclonique, et que le lit est peu profond à l’endroit du camp. Ce lit est aisément franchissable à cet endroit. Si on garde cette configuration, qui correspond à une extension à peu près maximale du camp, la surface occupée est d’environ une vingtaine d’hectares, pour un recensement d’environ 400 travailleurs engagés dans les années 1870. En rouge, dans l’enceinte supposée du camp, le figuré de la case présentée en photographie ci-dessous. Au-dessus de la Ligne des Six Cents (chemin de ceinture Hubert Delisle), le repère indiquant l’emplacement de la première église du Tampon, la chapelle Saint-Gabriel.

En 1867, le Bulletin de la Société des Sciences et des Arts publie un article édifiant sous la plume de Paul de Montforand5 ; celui-ci brosse le portrait de Pa Germain, ancien esclave affranchi et resté dans le camp qu’il habite, à Saint-Denis:


 Le Camp se compose le plus souvent d’une large rue des deux côtés de laquelle s’alignent à peu près régulièrement les cases construites en torchis ou même en paille, et recouverte de vétiver. Elles ont de trois à quatre mètres carrés ; cependant il y en a toujours quelques unes d’une longueur triple ou quadruple, occupées en commun par plusieurs célibataires, race nombreuse dans les bandes d’engagés, où les femmes ne sont guère admises que dans la proportion d’un dixième.

Paul de Montforand, Bulletin de la Société des Sciences et des Arts, La Réunion, 1867

Monsieur Carretier a pu mesurer la taille de la dernière case encore visible en 1991 : 4 m x 4 m, le tout entouré d’un petit terrain végétalisé, et sur lequel une cuisine couverte, au feu de bois, a été construite, de même qu’une citerne pour recueillir l’eau de pluie.


Une seule porte, et pas de fenêtre. La case est bâtie sur un petit socle de pierres de basalte, destiné à la mettre hors d’eau, d’où les quelques marches pour y accéder.

Cases ou calbanons ?

Cette partie de l’article doit l’essentiel des informations à l’historien Xavier Le Terrier; celui-ci a exploré plusieurs sources aux Archives départementales6, et recensé 4582 logements pour les engagés. Parmi ceux-ci, les cases (3673) sont largement majoritaires : 

Contrairement à l’idée assez répandue d’un habitat majoritairement concentré sous forme de logements collectifs appelés localement “calbanons”, comme sur le site de la Cafrine à Saint-Pierre, il se trouve que ce sont les cases, aux murs de paille et aux toits de feuilles de latanier ou de vétiver, qui dominent le paysage rural.

 

Celles du camp proche de l’usine Kerveguen au Tampon sont plutôt dans la moyenne haute de l’habitat, avec leur 4 m de côté environ (superficie de 15-16 m²). Ces cases représentent plus de 76% de l’habitat des travailleurs engagés (21% dépassent les 15 m², 31% sont des logements de moins de 10m2 dans l’île). 

En effet, selon les procès-verbaux, les plus petites cases recensées mesurent « 10 pieds carrés », soit entre 3,2 m et 3,25 m de côté – guère plus de 10 m2, pour quatre personnes . On les trouve dans les habitations-sucreries du nord de l’île (Gillot, Moka, Beaufonds, …). Ce sont aussi les plus anciennes. Les plus grandes cases mesurent 15 pieds carrés, soit 4,9 m de côté, et 23-24 m² : par exemple au Chaudron, habitation-sucrerie de Lory en 1858.  

Ces cases sont occupées soit par des hommes célibataires seuls (les commandeurs, le chef charretier, le forgeron, le palefrenier, le charpentier, le maçon, …) soit plus rarement par des familles. Dans tous les cas, une case est dévolue au gardien du camp, disposant généralement du statut de commandeur.

Caricature d’Antoine Emile Grimaud (1821-1855), Cote ADR : 3J. 1.91, Musée Léon Dierx, Saint-Denis de La Réunion

 

Toutes disposent d’un petit espace attenant, pour y élever de la volaille ou faire pousser des légumes. Parfois, une petite haie de végétaux, tient lieu de clôture.  

Le sucrier Malavois, auteur en 1861 d’un petit ouvrage sur la culture de la canne à La Réunion, y donne son point de vue sur ce que devrait être l’habitat ouvrier : 

« Le travailleur qui n’est pas commodément logé, qui n’a pas ses effets sous sa clé, ne servira jamais avec zèle et dévouement; aussi a-t-on tout à gagner à faire quelques sacrifices pour procurer la plus grande somme possible de bien-être à ces gens, dont la plupart s’attacheront à l’établissement. Les engagés les plus anciens rendent plus de services que les nouveaux. Un camp et de bonnes cases sont assurément ce qu’il y a de mieux, surtout si on peut avoir de l’eau dans le voisinage. » 

Pour l’auteur, familier de la famille K/veguen par ailleurs, un logement convenable pour 4 personnes consiste en une case de 3 m minimum de large sur 4 m de longueur, et au moins 2, 75 de hauteur. Trois ouvertures sont à prévoir : une porte de 2 m sur 60 cm, et deux petites fenêtres de 0,30 m par 0,45 m. Il est même conseillé de prévoir une varangue de 1 m.  

Le foyer, rudimentaire, avec des pierres disposées en cercle, est à l’extérieur de la case, pour éviter les incendies, et l’enfumage! 

La literie est faite de bois brut, « et foncée en cordes », c’est-à-dire garnie d’un tressage de fibres de vacoas, à 0,75 m du sol (un espace suffisant pour y ranger les affaires personnelles). L’engagé le recouvre généralement d’une paillasse de « goni », garnie de feuilles de maïs séchées. 

La hauteur sous faîte permet de prévoir d’éventuels rajouts aux lits disposés aux quatre coins de la case. 

Viabilisation du camp et aménagements

La question de l’eau est primordiale : d’après Monsieur Avril père, et sa fille, quatre bassins alimentaient la propriété, avec de l’eau prélevée en amont et conduite par des canalisations souterraines. Deux d’entre eux existent encore : l’un dans une propriété privée, au-dessus du Chemin de l’Établissement. Ce bassin servait-il à abreuver les chevaux, et les mules, abrités dans l’écurie juste en amont de l’usine? Ou bien était-il utilisé pour l’hôpital? Et pour les bêtes attelées aux charrettes qui venaient livrer les cannes sur la plate-forme supérieure de l’usine ? L’autre était situé juste en amont de la sucrerie, et alimentait principalement la machine à vapeur. Il n’en reste qu’une portion de mur maçonné aujourd’hui.

Usine du Tampon, La Réunion
Hippolyte Ch. Napoléon Mortier de Trévise, dessin à la sanguine, 1861. ADR, 40 Fi 80.

Au premier plan, derrière la silhouette d’un vacoa, on distingue la conduite d’une canalisation d’eau, alimentant un petit bassin où trois personnages se sont réunis. La femme, au centre, porte une jarre d’eau sur la tête, sans doute protégée par un chombli7, ce petit coussin de tissu, rembourré, qui permettait de porter des charges lourdes, toujours sur la tête. La corvée d’eau repose presque toujours sur les femmes et les enfants.

Chaque camp devait être pourvu d’un hôpital : jusques dans les années 1850, les établissements du Tampon, et de Mon Caprice disposaient d’un hôpital provisoire8, car les travailleurs malades ou blessés étaient acheminés vers l’hôpital central de l’usine des Casernes. Les rapports de visite concernant ces installations ne sont pas très élogieux9

Après la mort de Gabriel de K/veguen, en 1860, et surtout après l’épidémie mortelle de choléra de 1859 apportée par une introduction frauduleuse de travailleurs engagés, une nouvelle législation impose l’existence d’un hôpital fixe à proximité de chaque camp d’engagés, quelle que fût la taille de l’espace usinier. Les 394 engagés de Bel Air sont alors soignés sur place par le docteur François de Mahy10, le neveu de Gabriel Le Coat de K/veguen (son père, Césaire-François de Mahy, avait épousé en janvier 1828 Marie-Claude Adélaïde Le Coat de K/veguen; receveur de l’enregistrement et des domaines, il a peut-être aidé son beau-frère à acquérir le terrain de la future usine de Bel Air en 1834 ? ). Est-ce une ancienne écurie à mules qui a été transformée en hôpital, comme cela a été observé sur d’autres établissements sucriers? Ou d’un cabanon? Toujours est-il que l’infirmerie de l’hôpital ne dispose pas de beaucoup de produits : les lieux sont régulièrement blanchis à la chaux, et quelques matrones du camp, voire les religieuses de la congrégation de Saint Joseph de Cluny, que les K/veguen ont installées juste à côté de l’ancienne chapelle en bois (entrée de l’actuel cimetière Terrain Fleury), dispensent des soins aux blessés, aux jeunes mères, aux nourrissons et aux enfants – les infestations de vers sont une calamité, par exemple – . 

En moyenne, dans la colonie, vers 1860, les hôpitaux occupent une surface de 154 m², et sont installés dans un espace clos de murs, formant une cour accessible par une porte, parfois fermée à clef. 

Hippolyte Ch. Napoléon Mortier, marquis de Trévise, 1866. ADR 40 FI : détail d’une aquarelle, qui montre une cafrine portant autour du cou un lien avec une grosse clef. Le propriétaire confie la clé des espaces “sensibles” de son habitation à un(e) domestique de confiance.

Dans un souci de prophylaxie, le camp est installé en bordure de ravine pour profiter de la  circulation d’air, dans le but d’assainir les lieux.  Cela n’empêche pas cependant une forte mortalité, surtout parmi les engagés.

La population du camp est loin d’être homogène : aux côtés des anciens affranchis de 1848, ou de leurs descendants, trop pauvres pour avoir pu accéder au statut de colon partiaire, cohabitent dans des zones séparées par les ruelles du camp des engagés Africains (venant de Madagascar ou des îles Comores, après l’interdiction du recrutement de travailleurs à la côte d’Afrique en 1859), – ils sont les plus nombreux -, des Indiens, et quelques Chinois survivants du premier recrutement de travailleurs asiatiques en 1844.

Les Indiens en particulier ont l’autorisation de célébrer leur culte dans l’enceinte du camp, et disposent d’un “kovil”, une pierre sacrée, pour leurs cérémonies. Africains et créoles sont de leur côté majoritairement catholiques, et fréquentent plus ou moins assidûment la chapelle Saint-Gabriel, première église du Tampon, en amont du camp, à quelques centaines de mètres.

Hippolyte Ch; Napoléon Mortier, marquis de Trévise, Les environs du Tampon, ADR, 40 Fi 81. De gauche à droite: le presbytère, démoli en 2023, l’église Saint-Gabriel, en bois, l’école des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny.

Pour la nourriture, l’engagiste est tenu de fournir une ration hebdomadaire de riz, sel, poisson séché (snook) et grains. L’habitant du camp peut aussi compléter son approvisionnement à la “cantine”, tenue généralement par une personne ayant la confiance du propriétaire ou du régisseur du domaine. En amont, des boutiques tenues par des chinois s’implantent dès la fin du XIXe siècle. Immédiatement au-dessus du camp, la boutique Tsang Chang Szé, qui existe toujours : elle a simplement été rebâtie en dur, et déplacée de l’autre côté de la route. Cantines et boutiques apportent indéniablement de quoi vivre moins tristement. Ce sont aussi des lieux de sociabilité, qui vibrent au rythme des nouvelles échangées, mais aussi, hélas, des rixes dues à une consommation excessive de rhum, ou d’arack.

Remerciements à Madame Edith Womg Hee Kam, Docteure en histoire, qui nous a permis d’utiliser cette photographie.

 

Un fantôme de camp

La totalité du camp a disparu aujourd’hui ; détruit par le cyclone de 1948 ? Il n’en restait qu’une case, encore occupée par une fille, petite-fille et arrière-petite-fille d’engagée à la fin des années 80, ce qui a permis d’en mesurer la longueur et d’en estimer la superficie. La surprise a été de constater que les murs étaient confectionnés en bois de natte, solide et imputrescible, ce qui a sans doute permis à cette case de traverser la dureté des temps.

Sur la photographie aérienne de l’IGN, on distingue également le chemin rectiligne qui traverse longitudinalement tout le camp, permettant de gagner l’usine à l’appel de la cloche. Celle-ci était accrochée à un grand arbre, un champac, du côté sud-est de l’usine. Cette cloche11 est aujourd’hui installée au sommet d’un édifice à Petit Tampon.  

La cloche rythmait la journée des travailleurs de l’usine. Celle-ci connaît une intensité variable dans l’année, car la saison de la coupe de la canne à sucre n’occupe qu’une moitié de l’année. Entre deux périodes de coupe, il faut entretenir les machines, en installer de nouvelles, procéder aux réparations, et maintenir l’outil de production. Le travail le plus dur reste cependant celui des champs, ce dont la mémoire familiale de nos interlocuteurs garde une trace pénible.

Aujourd’hui, plus rien ne subsiste de l’alignement des quelques dizaines de cases qui formaient le camp des travailleurs. Un panneau d’information, installé par la municipalité de la commune du Tampon sur proposition de l’association AFAC974, signale l’emplacement de la dernière case aperçue en 1991.

Le site a été aménagé en jardin à plantes médicinales et aromatiques, dédié à Marc Rivière, défenseur de la culture du géranium dans les Hauts du Tampon.

Pour autant, il ne faut pas oublier que ce petit foyer de peuplement a tout de même abrité de 300 à 400 personnes environ, selon les différents recensements de la deuxième moitié du XIXe siècle. Cette concentration n’échappe pas aux anciens cartographes, qui positionnent le premier village du Tampon sur la rive gauche de la Rivière d’Abord :

Montage de cartes Lépervanche (1906, et 1936), réalisé par ASBL Objet Témoin

Dès lors, pourquoi le centre du Tampon a-t-il migré sur l’autre rive, bien plus loin du site industriel ?

Les péripéties d’un combat quasi idéologique entre le dernier héritier local de la dynastie, Robert Le Coat de K/veguen, et le Père Rognard, farouche adepte d’une Eglise sociale, explique, en partie cette délocalisation. Nous ne reparlerons.

  • Brigitte CHARLIE, Camp Villèle, Monographie de descendants d’esclaves et de travailleurs à La Réunion, L’Harmattan, 2020. La publication est beaucoup plus tardive que l’enquête elle-même, effectuée dans les années 70.
  • Prosper EVE établit une nomenclature des camps de travailleurs, notamment à Saint-Denis de La Réunion, au début de son ouvrage consacré à Madame Aka : la dame des Lataniers, une intermédiaire culturelle engagée / AHIOI12, 2021, 396 pages.
  • Xavier LE TERRIER, La main d’œuvre du sucre, De l’engagisme au colonat, Bourbon-La Réunion- 1848-1914, Centre de recherche et de documentation Emile Hugot, Editions Graphica, 2016)
  • Alexis MIRANVILLE, La vie quotidienne des esclaves sur le domaine Desbassayns, portail de la Société de Plantation, Histoire et mémoires de l’esclavage à La Réunion. 
  • Louis-Laurent SIMONIN, Voyage à l’île de la Réunion (Ile Bourbon). – Paris, Édition Hachette et Cie, 1862. L’auteur décrit dans la deuxième partie de son ouvrage l’habitat et les revenus d’une famille de travailleurs engagés à Saint-Paul. Dans ce caret, ces renseignements ont été mis à profit pour évoquer la question des salaires.

  1. La mémoire des anciens du quartier de Bel-air a conservé son surnom, Babadine. ↩︎
  2. Voir la page consacrée à Victorine Monniot (Paris, 1824-Seine Saint-Denis, 1880), auteure à succès du 19e siècle dans le domaine de l’éducation des jeunes filles, sur le blog de l’Université de La Réunion ↩︎
  3. https://belair.hypotheses.org/612 ↩︎
  4. De la culture de la canne et de la fabrication du sucre à l’île de la Réunion ↩︎
  5. Paul de Montforand est Professeur au Lycée Impérial à cette date ↩︎
  6. ADR, série 3E et 3Q, actes de mutation des propriétés foncières. Il peut s’y trouver alors les descriptions des camps attenant à l’usine ou au domaine. ↩︎
  7. En rentrant chez eux, les habitants du camp se préparaient une décoction avec une herbe appelée “fatak malgache” ou “ruban bleu”, qui avait d’abord servi à rembourrer le chombli. Cette plante médicinale a la propriété de soulager les douleurs articulaires. Il en poussait aisément autour des camps, et dans ce qu’on appelait “l’entouraz”, c’est-à-dire une clôture végétalisée autour de la ↩︎
  8. ADR 12M16, Rapport de visite du 30 septembre 1857 et du 24 avril 1858. ↩︎
  9. ADR 12M16, Rapport de visite du 12 février 1858. ↩︎
  10. Chaque sucrier doit conclure un abonnement avec un médecin du quartier. Celui-ci doit alors effectuer ses visites  hebdomadaires sur deux ou trois, parfois plus, établissements. ↩︎
  11. Cette cloche elle-même a toute une histoire, qui sera exposée dans un prochain billet ! ↩︎
  12. Association Historique Internationale de l’Océan Indien ↩︎

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Dominique Vandanjon-Herault (3 septembre 2024). Le camp des engagés de Bel Air. Une sucrerie à Bel Air. Consulté le 21 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/128ko


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2 réponses

  1. Vandanjon-Hérault dit :

    Depuis la rédaction de cet article, j’ai eu l’opportunité de consulter les travaux de fouilles archéologiques menées entre 2022 et 2024, menées par les services de l’INRAP, Direction de l’archéologie à La Réunion :https://journees-archeologie.eu/userdata/ja_fiche/20/20815/20815_fichier_Depliant-Saint-Philippe-5-.pdf
    L’archéologie des plantations débute dans notre île, et promet de fournir des éclairages très intéressants.

  1. 27/09/2024

    […] Le camp des engagés de Bel Air, par Dominique Vandanjon-Herault, sur le Carnet Capeline Patrimoine. […]

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