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Victorine Samsi, la “vieille”

Extrait d’une aquarelle de Hippolyte Ch. N. Mortier, de Trévise, 1865/ADR-40Fi 59

Une ancienne esclave de la famille Le Coat de K/veguen, affranchie en 1848

Victorine ANFRAC est née à Saint-Pierre, île de La Réunion, en 1810, du moins d’après ce que l’on peut en déduire à partir de la date de son mariage, le 14 avril 1852, avec Paul SAMSIE (acte de mariage n° 97, état-civil de Saint-Pierre, disponible aux archives numérisées d’outre-mer, à Aix-en-Provence : ANOM).

Beaucoup de mariages ont lieu cette année-là à Saint-Pierre, comme dans les autres communes de l’île, surtout en début d’année. Les nouveaux affranchis de 1848 légitiment des unions contractées de fait pendant la période de l’esclavage, un an et demi après que l’île fût érigée en évêché. Le 27 septembre 1850, en effet, l’ancienne préfecture apostolique de Bourbon est élevée en diocèse de La Réunion. Dès lors, l’action missionnaire s’intensifie et les curés des différentes paroisses incitent les anciens esclaves à rendre leur union conforme à l’usage catholique.

A la date du mariage, Victorine est domestique chez Denis-André Le Coat de K/veguen, tout comme son époux, Paul SAMSI, domestique également, âgé de 45 ans. Ci-dessous, la transcription de l’inscription de Paul en 1848, dans un registre spécial, de Saint-Denis :

Archives de La Réunion, Extrait du registre spécial Tome III, EDEPOT

Les colonnes sont organisées ainsi: en premier, le nouveau nom et le prénom du citoyen, suivi de son nom usuel à l’époque de l’esclavage (les esclaves n’avaient pas de nom de famille – ce qui ne signifie pas qu’il ne pût y avoir de parentèle-), puis le lieu de résidence (ici, Saint-Denis), l’année de naissance (parfois approximative, surtout pour les esclaves introduits illégalement après l’abolition de la traite en 1817), la date de l’enregistrement; la 6e colonne est vide, qui aurait pu contenir des informations sur la filiation de Paul SAMSIE; a-t-il été introduit illégalement dans la colonie? La 7e colonne indique la personne qui a tenu le registre, ici, le sieur BRUNET, qui fournit le numéro matricule de l’ancien esclave, né en Afrique.

Après le décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage, une circulaire du ministre de la Marine et des Colonies du 8 mai 1848 recommande la création de registres destinés à constater l’individualité des personnes affranchies dans les colonies françaises. Ce furent les registres spéciaux. Sur les 66 registres qui furent établis dans l’île, 37 ont pu être conservés aux Archives départementales de La Réunion, parfois en très mauvais état. Pour la commune de Saint-Pierre, ce sont 8 registres auxquels l’on peut avoir accès.

Nous reproduisons ici la présentation qui en est faite en ligne par les Archives Départementales de La Réunion:

Arrrivé le 13 octobre 1848 à La Réunion, le commissaire général de la République Sarda-Garriga organisa l’inscription des personnes non libres sur des registres spéciaux propres à établir l’identité de chaque individu, par arrêté du 8 novembre 1848 :

Il sera ouvert, dans toutes les communes, des registres pour servir à l’inscription des personnes non libres. (art. premier)

Les inscriptions sur les registres des personnes non libres comprendront le nom actuel de chaque individu, un nom patronymique qui leur sera donné par l’inscrivant, l’âge, le sexe, la filiation, la mention que les père et mère existent ou sont décédés, la commune de leur habitation, celle de l’inscrit, le numéro de leur inscription sur les registres à souche et la déclaration que l’inscrit s’est présenté et a été bien reconnu par l’inscrivant. Il sera porté en marge de chaque inscription un numéro d’ordre et les noms et prénoms patronymiques adoptés par l’inscrit et suivis de l’indication de son ancien nom. (art. 2)

Archives départementales de La Réunion

Revenons à Paul : il est né en Afrique, “de père et de mère inconnus”, expression pudique pour dire qu’il fut, peut-être, raflé et vendu comme esclave, quelque part sur la côte orientale africaine. A quel moment rencontre-t-il Victorine? Celle-ci est née au moment où l’île, dénommée “île Bonaparte” depuis la reprise en main des îles Mascareignes par le régime de Napoléon 1er, est occupée par les Anglais, de juillet 1810 à 1815.

Extrait d’une carte de 1810, imprimerie Buisson, conservée Université de Caen, Normandie

Victorine, désignée comme “équarrisseuse” sur un document d’avant l’abolition, est devenue une nénène ( appellation créole de la nounou ) chez les Le Coat de K/véguen : elle s’occupe de la fille de Gabriel Le Coat de K/véguen : Marie-Angèle Emma, née le 3 novembre 1835. Emma perd sa mère – Anne-Marie Zacharine CHAULMET – en 1836. Autant dire que Victorine, en tant que nénène d’Emma, fait presque office de mère d’appoint! D’où la description qui en est faite par Hippolyte Charles Napoléon Mortier, qu’Emma épouse en 1860:

La vieille (Victorine) – Mme Samsi. 15 décembre 1865 / Hippolyte Charles Napoléon Mortier de Trévise del. – 1865. – aquarelle, en coul. ; 18 x 12 cm.

Il l’appelle “La Vieille”, car, en 1865, elle a 55 ans. C’est ainsi que la surnomme également Emma, lorsqu’en 1861, elle fait découvrir à son époux, lors de son premier séjour à l’île de La Réunion, sa famille paternelle. Ce qualificatif de “vieille” est affectueux, semble-t-il. On le retrouve, par exemple, sous la plume de Flaubert, lorsqu’il écrit à sa mère.

Longtemps après, en 1891, un an avant sa mort, Hippolyte Charles Napoléon, Duc de Trévise, note par écrit, le souvenir apparemment mémorable de cette découverte de la société coloniale; après avoir cité minutieusement les membres de la famille, et bon nombre d’amis et de cadres employés dans les sucreries K/veguen, et leur établissement de marine (une société de transbordement de marchandises par cabotage le long des côtes réunionnaises, mais aussi un armement de voiliers pour le commerce d’Inde en Inde), il poursuit en nommant les domestiques proches de la famille:

Enfin pour terminer il faut nommer Eugénie, femme de charge mulâtresse, ayant soigné mon beau-frère enfant; et Victorine, la vieille comme l’appelait Emma et comme elle appelle encore sa nénène.

A l’écurie c’est Morin, ancien noir1, cocher de toute éternité, très adroit.

Et Péroumal, indien bon cocher aussi.

À l’office, Lazère indien, bon domestique

Madrouka m’a bien soigné pendant ma maladie

Baraka a été onze ans à mon service, mort à Paris

Bouchiana, marié, vit dans l’Inde après avoir été au service de mon beau-frère plusieurs années. »

1Trévise veut dire « ancien esclave », affranchi en 1848

Toujours à propos de Victorine, son acte de mariage nous apprend qu’elle a eu une fille, Coralie, née en 1836 : cette dernière a donc 16 ans au moment du mariage de ses parents. Coralie est surnommée “Louise”, en mémoire de la mère de Victorine, esclave elle aussi, morte à Saint-Pierre.
Coralie SAMSIE a épousé en 1856 Louis JAMAIN, menuisier de son état, de qui elle avait eu une petite fille, Marie-Elise, née en 1854:

Elise !… Voilà Madame. 13 août 1861 / Hippolyte Charles Napoléon Mortier de Trévise del. – 1861. – 1 dess. : en noir ; 21 x 11,5 cm.

La notice un peu moqueuse qui accompagne ce dessin de Mortier de Trévise, révèle que l’état de domestique se perpétue au sein d’une même famille, dans la propriété Le Coat de K/véguen, à l’établissement des Casernes, à Saint-Pierre. Les grands-parents étaient esclaves “de maison”; après l’abolition de 1848, ils restent au service de la famille, comme engagés, ou employés. Les enfants, et à leur tour, les trois petites-filles de Victorine, se forment au contact de leur propre famille, et des autres employés.

De son côté, Louis JAMAIN , originaire de parents cultivateurs (petits propriétaires? ou colons payés à la part de récolte?), a 23 ans au moment de son mariage avec la jeune Coralie, 20 ans. Elle aussi est domestique chez K/véguen. Les deux époux étant nés dans l’île, ils sont créoles.

Extrait du Bulletin colonial du 10 juin 1838/Gallica.bnf.fr

Hélas, en 1879, Coralie disparaît soudainement, victime semble-t-il d’une épidémie qui fait disparaître nombre d’habitants de la commune de Saint-Pierre. Victorine prend en charge ses petites-filles, avec son mari, Paul. Ce dernier meurt à son tour en 1890, aux Casernes, à l’âge respectable de 80 ans.

Victorine s’éteint à son tour, très âgée, en 1897. Elle a connu les bouleversements politiques et sociaux majeurs de son siècle, les subissant plutôt avec une certaine philosophie, du moins c’est ce que laisse entrevoir ce beau portrait laissé par Mortier de Trévise.

La vie de Victorine Samsi a inspiré un travail avec une école élémentaire de la commune du Tampon, île de La Réunion, école pour laquelle a été confectionné ce résumé biographique animé sur Genial-ly. L’artiste David Deurveilher, invité en résidence à l’école Roland Félix, a mis en dessins les esquisses des élèves :

Par ailleurs, un travail de reconstitution des vêtements des travailleurs de la sucrerie de Bel Air est en cours, avec l’association ASBL Objet Témoin:

https://forgetmenot.objettemoin.org/index.php/fr/actus/32-victorine

Toujours avec cette association, un travail a été effectué sur ce qu’on appelle alors la saisie, c’est-à-dire la natte sur laquelle Victorine est assise:

https://forgetmenot.objettemoin.org/index.php/fr/actus/73-la-saisie-de-victorine

Et … un mystère reste à éclaircir : que vient faire ce livre, esquissé en filigrane sur la saisie de Victorine ?

réfe résumé chronologique a été réalisé dans le cadre

Ce travail n’aurait pas été possible sans les recherches très poussées accomplies par Madame et Monsieur Nourigat, Pierrette et Bernard, qui ont dépouillé pendant des années les registres spéciaux de mariages d’affranchis, afin de permettre à leurs descendants de retrouver leurs racines. Qu’ils en soient ici remerciés.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Dominique Vandanjon-Herault (6 juin 2022). Victorine Samsi, la “vieille” Une sucrerie à Bel Air. Consulté le 22 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/lwun


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1 réponse

  1. Objet Temoin dit :

    Voir aussi dans le blog de Forget Me Not, un travail d’analyse et reconstitution par la recréation du vêtement des travailleurs https://forgetmenot.objettemoin.org/index.php/fr/actus/32-victorine

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