Denis-André Le Coat de K/véguen (1833-1908)

C’est le fils aîné de Gabriel Le Coat de K/véguen. Né le 6 janvier 1833 à Saint-Pierre, il aurait dû avoir une enfance heureuse dans une famille devenue quasiment la plus aisée de l’île de La Réunion. Il a cependant la douleur de perdre sa mère, la toute jeune Anne-Marie Zacharine Chaulmet, juste après la naissance de sa petite soeur, Emma, en 1835. Zacharine avait tout juste 20 ans, le petit Denis-André, 2 ans.
Il est donc vraisemblablement élevé dans sa petite enfance par les domestiques de la famille K/véguen, dans la grande habitation des Casernes à Saint-Pierre, et ses nombreuses tantes.
Adèle Ferrand, la belle-soeur de Gabriel Le Coat de K/véguen depuis février 1846 par son mariage avec Denis-François, est devenue la tante du jeune Denis-André. L’annotation du portrait qu’elle esquisse de son neveu indique que celui-ci fréquente le seul collège de l’île à cette époque, le collège royal Bourbon, à Saint-Denis, comme pensionnaire.

Le Collège de Bourbon, construit en 1815, fut longtemps le seul établissement d’enseignement supérieur de l’île de La Réunion. Il accueillit des élèves qui devinrent ensuite des personnalités célèbres, comme Charles Marie René Leconte de Lisle (1818-1894), ou Léon Dierx (1838-1912).
Jusqu’en 1845, Gustave Oelsner Monmerqué fut un jeune professeur de philosophie et d’histoire dans ce collège: adepte des idées anti-esclavagistes et de la libre pensée, il a soutenu le métis Auguste Lacaussade, fils d’un propriétaire blanc et d’une esclave affranchie, qui se vit refuser l’entrée au collège par la bourgeoisie conformiste et réfractaire à l’idée d’abolition à cette époque. Il se peut que ses cours aient influencé le très jeune adolescent qu’est alors Denis-André, même si celui-ci, au sortir du collège, se coule aisément dans la conduite familiale des affaires.

Un héritage à assumer
Dès son retour du collège, et la fin de ses études – Denis-André a-t-il été envoyé en France, à Paris, ou à Sorèze par exemple, comme d’autres jeunes gens fortunés ? Cela reste à éclaircir – , Denis-André est associé aux affaires familiales, par son père, Gabriel Le Coat de K/véguen, sous forme d’une société en commandite. Le contrat notarié en précise les buts, et le mode de fonctionnement, ainsi que de partage des revenus, dans un souci très conservateur de ne surtout pas amoindrir la fortune industrielle, commerciale et foncière de la dynastie.
Cela n’empêche pas Denis-André, à la mort inopinée de son père en mars 1860, de moderniser et modifier l’héritage industriel. Il s’associe à son beau-frère, le jeune Hippolyte Charles Napoléon Mortier (1835-1892), marié en septembre 1860 à sa sœur, Emma, dans une nouvelle société en commandite, la Société Le Coat-Trévise. Hippolyte hérite du titre de Duc à la mort de son propre père, en 1869. La société défend ses intérêts financiers, fait gérer les établissements réunionnais par des hommes de confiance, plus ou moins apparentés à la famille, et organise la participation aux expositions universelles, très en vogue dans la deuxième moitié du dix-neuvième dans les grandes capitales européennes.




Des 13 usines en fonctionnement à cette date, il en ferme les moins rentables, ou les revend, pour concentrer les investissements liés à l’achat de nouvelles machines sur les plus productives d’entre elles. Disparaissent ainsi du patrimoine la scierie du Grand Tampon, l’établissement de Piton Rouge, celui de l’Étang-Salé, pendant que l’unité de Mon Caprice, située à mi-distance à peu près entre l’usine du Tampon, et l’usine des Casernes à Saint-Pierre, est transformée en habitation, les vastes bâtiments servant alors à loger les nouveaux engagés débarqués dans l’île pour le compte de la famille. En échange de ce logement, les engagés sont soumis à une sorte de formation aux usages agricoles en vigueur dans les terres du Sud de l’île, avant d’être répartis sur les différentes propriétés.
Une autre partie de l’héritage à assumer, c’est la circulation d’une masse monétaire importante de kreutzers d’origine autrichienne, introduite par Gabriel Le Coat de K/véguen pour payer ses travailleurs engagés. En effet, pendant quasiment toute son histoire coloniale, l’île de La Réunion a constamment souffert de la rareté de numéraire. C’est la raison pour laquelle, en accord complet avec les autorités, y compris le Gouverneur de La Réunion et le ministère de la Marine et des Colonies, Gabriel introduisit en 1859 227 000 pièces autrichiennes de 20 kreutzers, démonétisées, achetées 0,86 F et circulant dans l’île au cours forcé de 1 F. En vérité, il n’inventait pas le procédé: celui-ci avait déjà été utilisé récemment, avec grand profit pour ses membres, par le Conseil colonial de Bourbon, à partir de monnaies espagnoles.


Or, à l’avènement de la IIIe République, une vaste opération d’unification monétaire est prévue tant au niveau métropolitain que dans l’outre-mer colonisé. En 1878, un inspecteur des Finances est dépêché à La Réunion pour faire appliquer la loi votée récemment. Aussi, en 1879, Denis-André interpelle le gouvernement au moyen d’un fascicule expliquant la démarche de son père, et les difficultés rencontrées depuis l’introduction frauduleuse d’autres pièces, portant le nombre de pièces autrichiennes à plus de 700 000:
On se méprendrait sur mon caractère et mon jugement si l’on pensait que je vis avec ombrage le Gouvernement entrer dans une voie de réforme du régime monétaire. En 1859, nous ne demandions pas autre chose. Comme aujourd’hui, je pensais que c’est le devoir étroit de l’État de pourvoir à la circulation de la monnaie divisionnaire. Et c’est parce que les circonstances ne permettaient pas au Gouvernement de s’acquitter de cette obligation, que nous avons eu recours à l’introduction d’une monnaie étrangère.
Une question monétaire à l’île de La Réunion, 1er février 1879, D.A. Le Coat de K/véguen, BnF, Gallica
Après maintes péripéties, le gouvernement métropolitain se désintéressant en fait d’une situation qu’il ne souhaitait pas gérer et renvoyant la colonie, empêtrée dans ses contradictions, face à Denis-André de K/véguen, un compromis fut trouvé, et le remboursement à la colonie – auquel Gabriel Le Coat de K/véguen s’était engagé dès 1859 – fut opéré sur la base des 227 000 espèces initialement introduites.
Investissements et modernisation
Monsieur de Kervéguen achève, au Quartier Français, la construction d’une usine centrale perfectionnée. Ce magnifique établissement [ …] pourra faire dix millions de sucre dans les meilleurs conditions possibles de rendement et d’économie.
Louis Antoine Roussin, Album de l’île de la Réunion, 2e édition, 1878

L’usine fut construite dès le début du 19e siècle, et rachetée en 1852 par Gabriel Le Coat de K/véguen. A partir de 1870, la société Le Coat Trévise investit massivement (plus de 774 000 francs, une somme considérable, pour la reconstruire en plus grand, et l’équiper d’appareils dernier cri: des chaudières triple effet, un défibreur, des filtres pour épurer les masses cuites. Cette usine fait le vide autour d’elle: les autres sucreries alentour ne peuvent soutenir la concurrence, et les cannes des autres propriétaires y sont acheminées, en un convoi incessant de charrettes pendant les six mois de la coupe, ce qu’on appelle la “roulaison”.
A la fin du dix-neuvième siècle, Denis-André se sépare de certaines terres, entre Le Tampon et Saint-Pierre, en les revendant notamment à Jules Bertaud. Ce dernier s’empresse de morceler à son tour les terrains, et de les revendre avec profit. Cette politique de reconfiguration des propriétés foncières s’adapte en réalité à une conjoncture nouvelle: entre les années 1860 et 1870, l’île de La Réunion subit une grave crise économique et financière.
Cette crise est liée à des causes multiples, et conduit nombre de propriétaires, endettés après l’abolition de l’esclavage, à se dessaisir de leur établissement sucrier au profit du Crédit Foncier Colonial, devenu au cours de la deuxième moitié du siècle l’autre grand industriel de l’île. A noter cependant que, même si le contexte international de fin du siècle est aussi marqué par les difficultés économiques, l’île Maurice, distante d’à peine une centaine de kilomètres de La Réunion, connaît, elle, une poursuite de sa croissance économique. Toujours est-il que la politique prudente de Denis-André et de son beau-frère, ainsi que leurs appuis financiers, leur permet de tirer plutôt profit de l’ouverture accrue aux marchés mondiaux, dans un monde de plus en plus globalisé avec les politiques économiques à caractère libéral menées par plusieurs pays industrialisés. A cela s’ajoute l’ouverture du canal de Suez, en 1869, qui raccourcit considérablement le trajet des navires entre océan Indien et Europe.
D’autres parties du monde s’ouvrent aux appétits capitalistes de la dynastie: c’est le cas de la Nouvelle-Calédonie, où Denis André décide d’aller ouvrir une sucrerie sur la côte sud-ouest de l’île. La Société Ouaménie-Le Coat le lie à la famille Nas de Tourris. Louis Nas de Tourris a répondu en effet à l’appel à main d’œuvre du Gouverneur de la Nouvelle Calédonie, Charles GUILLAIN, qui y promeut une politique de colonisation à caractère économique et pénal, entre 1862 et 1870. Il convainc un certain nombre de riches propriétaires créoles de participer à cette aventure coloniale, voulue par le Second Empire. Des engagés réunionnais, jeunes et vraisemblablement qualifiés, sont embarqués pour aller s’établir dans cette lointaine colonie, et tenter d’y reproduire l’aventure industrielle démarrée à La Réunion. Las, l’expérience tourne rapidement court, et prend fin au tournant du siècle.

Cette photographie a été extraite du site consacré à ce patrimoine classé de la province sud. Les vestiges visibles sur cette vue aérienne laissent penser que les investisseurs ont opté pour une mise en oeuvre prudente de l’établissement sucrier: un bâtiment classique, en deux éléments accolés (opération d’extraction et de défécation d’un côté, purgerie et fabrication finale du sucre de l’autre), avec une cheminée encore visible – marquée d’un point rouge sur cette image -. C’est un type standard, que l’on retrouve à Mayotte, à Madagascar, ou à Marie-Galante par exemple.
Un propriétaire plutôt non résident
Autant Gabriel Le Coat de K/véguen n’a que fort peu voyagé en direction de l’Europe, tout occupé à faire fructifier ses affaires réunionnaises, autant son fils semble particulièrement absent au moins à partir de 1867. Il retourne en France à cette date, vraisemblablement avec sa sœur, Emma, et son beau-frère, Hippolyte Charles Napoléon Mortier, à l’issue du deuxième séjour du jeune couple. En 1863, Denis-André s’était d’ailleurs marié en France, au château d’Escoire en Dordogne, avec la fille de François de Mahy, le premier du nom et maire de Saint-Pierre depuis 1841, Marie Denis Jeanine Adèle de Mahy (1840-1889). Il avait donc déjà fait un voyage en France à l’issue du premier séjour réunionnais de son beau-frère. Les enfants issus du mariage de Denis-André naissent à Paris, dans l’immeuble que la famille possède rue du Faubourg Saint Honoré: André Louis François Marie Emmanuel en 1869, Adélaïde Florence Gabrielle en 1874, Vincent Napoléon Marie Joseph Robert en 1875.


En 1867, il est prévu une gigantesque manifestation à Paris, à la gloire du progrès industriel et colonial, sous l’égide de Napoléon III. La famille de Mortier de Trévise fait partie du cercle restreint des familiers de l’Empereur. C’est sans doute la raison pour laquelle les K/véguen retournent en France, d’autant plus que l’Exposition Universelle est l’occasion non seulement de faire la promotion des produits réunionnais – sucres, rhum, vanille, girofle, … -, mais aussi de rencontrer des industriels de tous pays – les Français Derones et Cail, des constructeurs belges, anglais, américains pour les filtres-presses, par exemple, qui permettent de se passer du noir animal – et donc de passer commandes. C’est encore l’occasion de rencontrer des banquiers, d’autres investisseurs, et de conforter tout un réseau de relations d’affaires.
Les établissements réunionnais, dont celui du Tampon, sont gérés par des hommes de confiance, comme indiqué plus haut: tout se passe-t-il au mieux, loin du regard des maîtres? Il reste à dépouiller les archives judiciaires pour éclairer ce point.
Denis-André reste en contact permanent avec les affaires réunionnaises, par le biais de son cousin, Hervé, installé comme agent de change et courtier à Saint-Denis. Et par le cercle des colons réunionnais expatriés en France: ainsi, les deux députés de La Réunion, Alexandre Robinet de la Serve et François Césaire de Mahy (le neveu de Denis-André !) à partir de 1870, puis Charles Dureau de Vaulcomte de 1881 à 1885, et Augustin Archambaud à la fin du siècle. Mais là, cela devient l’affaire de Robert, le fils de Denis-André, associé dorénavant à son père dans une nouvelle société en commandite.
La présence attestée de Denis-André à des séances du Conseil général de La Réunion indique des retours dans l’île natale. La fréquence et les modalités doivent encore en être étudiés.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Dominique Vandanjon-Herault (18 janvier 2023). Denis-André Le Coat de K/véguen (1833-1908). Une sucrerie à Bel Air. Consulté le 13 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/lwuz